Allez, c’est parti : deux colonnes, « + » et « – » . Et dans chacune, je place tous les éléments du choix que je discerne, que je décide de prendre en compte pour cette décision importante, tellement importante qu’elle pourrait changer le cours de ma vie : fraise, ou chocolat ?
Dans chaque colonne, chaque élément est mesuré par rapport à mes connaissances du sujet. Ou plutôt, de ce que je crois connaître du sujet…
« Vous rotez bruyamment à la fin d’un repas ? »
Nous jugeons toute situation, évaluons toute action potentielle à partir d’un mélange provenant de notre culture, de notre histoire personnelle, de nos expériences… Mélange que j’appellerai pour plus de convenance : nos préjugés. Et prenons le mot à la lettre : ce dont nous « pré-jugeons », c’est-à-dire, ce dont nous jugeons au préalable. Pour des questions évidentes (la survie par exemple : « traverser cette autoroute ne serait pas une bonne idée ») ou plus discutables (« je choisi le chocolat, c’est meilleur ! » alors que ce chocolat en particulier s’avèrera vraiment mauvais).
J’illustre : vous rotez bruyamment à la fin d’un repas? Cela dépend de votre culture, de votre religion, de votre environnement direct (sûrement pas devant belle-maman, pourquoi pas avec votre meilleur(e) ami(e)).
Dans tous les cas, cet acte ne résulte pas d’un choix personnel.
Lucky Strike, Bernays et les suffragettes entrent dans un bar…
Voici un autre exemple, qui a l’avantage d’être instructif (en plus d’être sérieux !) : connaissez-vous le travail de propagande (aujourd’hui, on appelle cela « publicité ») d’Edward Bernays ? La mission de Bernays est simple: étendre le marché du cigarettier américain Lucky Strike, dont les ventes sont en baisse. Nous sommes en 1929, aux Etats-Unis, et à cette époque les femmes n’ont pas le droit de vote. Parmi elles, de nombreuses voix s’élèvent pour obtenir plus d’équité.
Ainsi naît le mouvement des suffragettes. Là, vous vous demandez certainement quel est le rapport entre Lucky Strike, Bernays et les suffragettes. Sachez d’abord qu’à l’époque, il est très mal vu pour une femme de fumer. Je vous traduis ça en termes marketing : le marché à conquérir est énorme ! La suite est très simple : Bernays va utiliser ce mouvement civique au bénéfice de la marque Lucky Strike, et transformer les manifestations en occasions publicitaires.
Comment s’y prend-il ? Bernays engage des mannequins qui vont poser dans les défilés de manifestation des suffragettes, mais pas les mains vides : elles fument ostensiblement. Il utilise donc la visibilité des manifestantes pour mettre en lumière les produits de Lucky Strike. Un shooting publicitaire à ciel ouvert ! Grâce à ses contacts au sein de la presse, Bernays fait publier des articles dans lesquels les cigarettes sont nommées « les torches de la liberté ». Et voilà ! Par sa communication en image et en mots, Bernays parvient à remplacer dans les esprits de l’époque le préjugé que fumer est vulgaire pour une femme. Fumer devient un acte d’émancipation !
A la lumière de cette petite histoire : diriez-vous que les femmes qui, en cette année 1929, se battaient pour obtenir le droit de vote, ont vraiment choisi de commencer à fumer, comme un défi à l’establishment, en pensant à ces cigarettes comme à leurs « torches de la liberté », ou bien diriez-vous qu’elles ont été victimes d’un acte de propagande?
Repensez-y la prochaine fois que vous irez voter.
Mais au fait: qui choisi ?
En clair, tant que nous ne sommes pas capables de nous questionner sur ce que nous croyons savoir (autrement dit, sur nos préjugés), comment pourrions-nous faire le tri entre ce qui dépend réellement de nous, et ce qui vient au contraire de notre culture, de notre religion, ou de cette publicité pour les céréales que nous voyons tous les matins à la télévision ?
On nous a répété tellement de fois de « ne pas manger avec nos mains » que nous ne questionnons même plus ces actes dans nos vies. Nombre d’actions deviennent ainsi des non-choix, des automatismes. Que questionnez-vous réellement dans votre vie ? Quand choisissez-vous vraiment ?
Clairement, l’intérêt n’est pas de se demander tous les jours et à chaque repas si je mange avec des couverts ou avec mes mains. Mais peut-être qu’il serait bon de s’interroger sur le « choix » de métier que nous avons fait. Sur le « choix » de nos relations, de nos activités quotidiennes. Là-même, et surtout, lorsque vous vous dites « je n’ai pas le choix »…
Ces décisions tracent votre vie, et la question est peut-être de savoir « qui a choisi ? » Par exemple : avez-vous vraiment fait le choix de vos études, ou avez-vous suivi l’avis de vos parents, suivi le préjugé que la filière scientifique était supérieure, ou bien que ce diplôme vous donnerait forcément du travail ?
Commencer à choisir vraiment… ou pas !
Il n’y a pas que moi qui le dit : Aristote parlait de la proaïrésis1, c’est-à-dire le choix délibéré (choix + raison = proaïrésis) qui distingue l’homme des autres êtres. Alors à ce stade, vous pouvez considérer que vous n’avez effectivement pas le choix d’être victime de la pub, de votre culture, et du regard réprobateur de belle-maman. Lorsqu’on a la connaissance, on a le choix, en effet.
Mais je préfère faire de la conclusion de ce raisonnement un encouragement à (se) questionner pour choisir plus librement, et donc choisir vraiment.
Pour être réellement maître(sse) de votre vie, et accéder au libre arbitre, osez regarder vos préjugés en face ! Ça peut faire peur, et ça demande le courage de sortir de sa zone de confort, mais peut-être verrez-vous la fatalité sous un autre angle…
1 Ethique à Nicomaque, I,6 et III,4